Hypothèse acoustique


pour les dominicains de Guebwiller



Comme toutes les constructions du moyen âge, l’architecture du cloître des Dominicains et de son église est basée sur des symboles numériques et géométriques cachés qui ont une signification mystique pour celui qui sait les interpréter. Voici par exemple le sens de quelques formes géométriques de base :

carre1.gif Le Carré
ou Rectangle
 représente le monde terrestre,
losange1.gif Le Losange
représente la vie,
le passage, l'échange
rond%201.gif Le Cercle
 représente la perfection, l'absolu, l'infini
triangle%201.gif Le Triangle
représente la sainte trinité, l'unité.

Pourquoi l’acoustique exceptionnelle de l’église des Dominicains de Guebwiller ferait-elle exception à cette règle ? Ses qualités ne sont peut être pas le fruit du hasard ?

J’ai remarqué que du côté du chœur, ou toutes les surfaces sont en pierre ou en verre, l’acoustique a une réverbération assez longue et brillante comparable à celle de nombreuses églises de taille moyenne, Le chœur réservé aux ecclésiastiques avec sa haute voûte en ogive qui s’élance vers le ciel, illuminé par la lumière de ses immenses vitraux, représente évidemment le ciel, c’est donc probablement une acoustique « céleste ».

De l’autre côté du Jubé, la nef réservée aux fidèles, plus sombre, avec moins de vitraux et une structure géométrique plutôt « carrée » symbolise donc la Terre. Son plafond en bois a un pouvoir absorbant suffisant pour produire une acoustique plus neutre avec une réverbération beaucoup plus courte comme dans une grande maison, c’est probablement l’acoustique « Terrestre ».

L’église est coupée en deux parties par le Jubé, qui représente bien plus qu’une simple séparation entre les moines et les fidèles. C’est du haut du jubé que le prêtre s’adressait aux fidèles, que les paroles saintes arrivaient vers les fidèles, c’est en fait le passage entre le ciel et la terre, pour cette même raison tous les jubés ont donc une porte qui symbolise à la fois la naissance et la mort.

plan%20eglise%202.jpg

Pour tous les chrétiens, le temple répond à deux exigences, loger Dieu et donner les cadres nécessaires à l'assemblée des fidèles. Cette double condition réalise doublement le commandement : l'amour de Dieu et l'amour du prochain. L’église est le lieu ou le monde visible et invisible se rejoignent, c’est le lien entre le ciel et la terre, c’est à la fois la « maison de Dieu » et la réunion des fidèles, c’est «Le vin divin avec l'eau de l'humanité» (saint Cyprien).

Nous savons que les Dominicains formaient un ordre prêcheur, nous savons aussi qu’ils pratiquaient les chants religieux, l’acoustique de leur église devait donc être adaptée à leurs besoins. Imaginons maintenant que l’architecte avait voulu démontrer, à travers l’acoustique, que cette église est avant tout un endroit ou le ciel et la terre se rejoignent ?

Lorsque l’on produit un son dans la nef des Dominicains de Guebwiller, ce son est d’abord modifié par l’acoustique « terrestre » de la nef, puissante et proche avec une réverbération assez courte et des réflexions latérales efficaces qui soutiennent la compréhension de la parole et la clarté de l’interprétation, Mais une partie du son passe aussi au-dessus du jubé et les deux acoustiques communiquent donc entre elles. La grande voute du chœur renvoie alors cette partie du son, modifiée par son acoustique « céleste », plus lointaine et plus brillante. Cette partie du son vient s’ajouter en arrière-plan, et prolonge la musique avec délicatesse pendant un concert.

Si l’on chante dans le chœur le son est d’abord transformé par l’acoustique « céleste » avant que la grande voute du chœur renvoie le son dans la nef qui a une acoustique plus neutre. Les auditeurs ont alors l’impression que l’acoustique « céleste » est alors prépondérante. C’était exactement ce qui se passait lorsque les moines chantaient dans le cœur, c’est ce que nous avons pu entendre le jour ou la Maitrise des Garçons de Colmar a interprété magistralement le Miserere d’Allégi, leurs voix semblaient littéralement venir du Ciel !

Il me emble évident que nous sommes en présence d’une acoustique ayant un aspect symbolique et mystique, puisque dans cette église, la musique «céleste» rejoint la «terre» et la musique «terrestre» est embellie par un passage au «ciel», C’est cela qui donne la fabuleuse acoustique des Dominicains de Guebwiller.



Evaluation acoustique par la méthode de Sabinne


Pour essayer de vérifier cette hypothèse, j’ai fait une simulation approximative du temps de réverbération des deux acoustiques avec la méthode de Sabine en ignorant chaque fois l’influence de la surface de communication du chœur et de la nef. Le temps de réverbération réel sera donc forcément plus court, parce qu’une partie du son de chaque partie de l’église passe de l’autre côté. 

Temps%20de%20reverb%20sym%201.jpg
Simulation approximative des réverbérations du chœur (bleu) et de la nef (rouge)
 
J’obtiens dans ces conditions un temps de réverbération théorique maximal à 1 kHz de l’ordre de 3,4 secondes pour la nef et de 6,4 secondes pour le chœur. Le temps de réverbération théorique du volume total de l’église serait environs de l'ordre de 3 secondes si elle n’était pas divisée en deux.
 
On peut supposer sans se tromper que pour la nef les valeurs réelles à 1 kHz sont inférieures à 3 secondes (encore correct pour la compréhension de la parole). Et dans le grave, grâce aux intervalles qui séparent les épaisses planche du plafond, les temps sont très probablement encore beaucoup plus réduit que ceux affichés par la courbe ci-dessus.

Pour le chœur des valeurs de l’ordre de 6 secondes sont tout à fait  crédibles (typique d’une église).

L’ouverture au-dessus du Jubé représente 1/20 de la surface des murs de la nef, on peut estimer que La même proportion d’énergie sonore produite dans la nef alimente l’acoustique du chœur.


Ces valeurs correspondent bien à mon hypothèse de départ.


A partir de ces valeurs de réverbération j’ai essayé de modifier l’enregistrement réalisé par France Musique à l’auditorium de la Cité de la Musique de Paris des Madrigaux de Monteverdi chantés par les Arts Florissants. Cette salle à une acoustique très neutre et la proximité des micros fait que l’enregistrement n’en contient que des traces, il est donc possible d’ajouter les deux réverbérations grâce à un programme de traitement audio comme Audacity.

Le schéma ci-dessous récapitule l’évolution théorique du son après le traitement par le Programme Audacity.

allure%20de%20la%20reverberation2.jpg

La chute rapide de la réverbération pendant la première seconde, permet une bonne perception de la parole, la longue réverbération de faible niveau flatte la musique.

Nous retrouvons ce que j’ai décrit plus haut, après l’arrêt de la source sonore l’auditeur perçoit d’abord l’acoustique de la nef, et un peu plus tard seulement et avec moins d’énergie l’acoustique du chœur.


Evaluation acoustique par simulation numérique


Cette simulation est forcément approximative, mais elle intègre les longueurs maximales des deux volumes acoustiques et leur temps de réverbération respectifs. Le niveau de réverbération pour la nef est réglé « à l’oreille » et celui du chœur est théoriquement de 10 à 13 DB inferieur pour respecter le rapport énergétique de 1/20. A l’écoute il a fallu corriger un peu les réglages pour avoir un résultat plus naturel, il ne faut pas oublier que le fichier d’origine contient déjà un peu de l’acoustique du lieu d’enregistrement.

Réglages choisi pour la simulation acoustique


Réglages théoriques  
Réglages corrigés
Nef Longueur 35 m
Temps de réverbération 3.4 s
Niveau de réverbération – 8 DB
Longueur 35 m
Temps de réverbération 2.5 s
Niveau de réverbération – 10 DB
Chœur Longueur 20 m
Temps de réverbération 6.5 s
Niveau de réverbération – 21 DB
Longueur 20 m
Temps de réverbération 6 s
Niveau de réverbération – 21 DB
 

Vous pouvez écouter ici les fichiers avec les différents niveaux de traitement acoustique (avec les réglages corrigés) :



Fichier original sans traitement

Avec l’acoustique de la nef uniquement

Avec l’acoustique de la nef et du chœur


Avec l’acoustique de la nef seulement nous avons l’image sonore d’une salle de concert ou d’une petite église ordinaire, les voix des chanteurs ne sont plus dans un espace abstrait. La salle sonne pourtant un peu froidement, mais elle donne du relief aux voix.

Mais lorsque l’on ajoute en plus l’acoustique du chœur le résultat est plus que surprenant, malgré le faible niveau de cette seconde réverbération, l’espace sonore devient plus chaleureux, plus brillant, plus vivant, mais sans que la compréhension du texte soit perturbée.

Le résultat final, bien qu’approximatif, ressemble étrangement à ce que j’ai pu entendre le jour ou les Arts Florissants ont chanté les mêmes Madrigaux de Monteverdi aux Dominicains de Guebwiller !

Pour finir, on peut encore essayer d’analyser l’acoustique de l’église des Dominicains de Guebwiller selon  les sept critères définis par l’acousticien Leo L. Beranek la toute fin du XXe siècle, permettant d’évaluer le niveau de qualité d'une salle de concert :


Evaluation acoustique selon Beranek.

 

1 - Reverberance - Réverbération

L’évaluation subjective du phénomène de réverbération, plus la salle est grande plus le temps de réverbération « agréable » peut être long. Ce point est assuré grâce à une réverbération retardée et atténuée mais de longue durée produite par le chœur.
2 - Loudness – Sensation de puissance
La possibilité pour tous les spectateurs d’entendre les musiciens avec une puissance suffisante. Ce point est assuré par la taille relativement modeste de la nef de l’église.                                                                     

3 - Spaciousness - Sensation d'espace

La proportion de réflexions précoces parvenant latéralement à l'auditeur par rapport à l’ensemble des réflexions (découverte de Michael Barron). Ce point est assuré par les murs latéraux en pierre représentant les plus grandes surfaces réfléchissantes de l’église et un plafond en bois nettement  plus absorbant.

4 - Clarity - Clarté ou transparence sonore

Le rapport de l'énergie sonore précoce  (les premières réflexions) sur l'énergie sonore tardive (réverbération). Pour nos oreilles les réflexions arrivant avec moins de 30 ou 40 ms après le son principal augmentent la puissance apparente du son. Ce point est assuré par une réverbération relativement puissante mais de courte durée produite par la nef.

5 - Intimacy - intimité, sensation de proximité sonore

Le délai temporel de la première réflexion parvenant à l'auditeur par rapport au son direct, un délai cour donne une impression de proximité. Ce point est assuré par les murs latéraux et le jubé situé derrière les musiciens.

6 - Warmth - Chaleur

Le rapport du TR (Temps de Réverbération) en basses fréquences sur le TR des fréquences moyennes, il est préférable d’avoir un temps de réverbération homogène mais progressivement décroissant pour toutes les fréquences élevées. Ce point est assuré par le grand volume d’air de la nef et le plafond en bois qui donne une courbe de réverbération assez régulière et légèrement décroissante pour les sons aigus dans la nef.

7 - Hearing on stage - Aptitude à bien s'entendre.

Seul 'Hearing on stage' n'est pas associé à un critère objectif. Ce point est assuré par l’ensemble des qualités acoustiques de l’église et largement confirmé par les musiciens. Paul Agnew a même qualifié les Dominicains de Guebwiller de « Stradivarius de l’art vocal » !

Nous sommes donc aussi en présence d’une salle de concert d'une qualité exceptionnelle même selon les critères les plus modernes !



Conclusion


 Il n’est donc pas étonnant que Paul Agnew a qualifié les Dominicains de Guebwiller de « Stradivarius de l’art vocal » après son premier concert dans cette église !
 
Tout cela n’explique pas comment ce génial architecte du XIIIème siècle a trouvé le rapport de volume idéal entre la nef et le chœur, les proportions exactes de chacun des volumes, la hauteur idéale du jubé et la surface de l’ouverture au-dessus. Mais force est de constater que ce moine architecte a réussi un exploit incroyable, sans ordinateur ni simulation numérique ni appareil de mesure sophistiqué. En s’appuyant sur sa foi, son intelligence, son expérience et celle de ces maitres, il a bâti un lieu avec une acoustique quasi miraculeuse ! Elle est parfaitement adaptée au chant, à la musique instrumentale de petits et moyens ensembles, seuls les grands orchestres philarmoniques ont un peu de difficulté à y trouver une place.

dominicains%20eglise%2005.jpg

Je suppose bien sûr que ce type d’acoustique devait exister dans d’autres églises construite à peu près dans la même période historique, Mais rares sont celles qui ont conservé leur jubé après la réforme du concile de trente (une trentaine en France), plus rares sont celles qui ont gardé au fil des siècles l’essentiel de leur structure d’origine, et encore plus rares sont celles qui ont un plafond plat en bois !

Il est hélas probable que l’église des Dominicains de Guebwiller en Alsace soit le seul exemple d’église encore intacte avec cette incroyable acoustique symbolique et mystique !

   

  Bertrand Schmerber


 

sphere%20G.gif

Page précédente